Crise migratoire et sanitaire, guerres, nationalismes et économie de marché. C’est un tableau sombre de nos sociétés modernes que le Souverain pontife dépeint aujourd’hui à travers "Fratelli Tutti". Cette lettre qui signifie "Tous Frères", la troisième de son pontificat, n’est pourtant pas sans perspectives. Plus qu’une référence à Saint-François d’Assise qui écrivait déjà en son temps "Fratelli Tutti", ce texte – par ailleurs signé à Assise, ville hautement symbolique – est un hommage dans son ensemble à la figure de ce saint italien, l’un des premiers à définir une manière d’être chrétien. "Mais comment être chrétien aujourd’hui en 2020 ?" François tente d’y répondre en 287 points en abordant des thématiques qui lui sont chères : la protection des plus pauvres, la fraternité humaine, la défense de la maison commune, la critique du néo-libéralisme et de l’économie de marché. Mais, plus qu’une lettre adressée au 1,3 milliard de catholiques dans le monde, François souhaite ouvrir le dialogue à plus large échelle, dépassant les frontières religieuses, culturelles et politiques.
Il s’agit d’abord de redéfinir la notion d’unité inhérente à un certain nombre de nos organisations internationales, telles que l’Union européenne "fondée sur la capacité de travailler ensemble afin de dépasser les divisions et favoriser la paix et la communion entre tous les peuples du continent". Un projet porteur d’espoir freiné aujourd’hui par de nombreuses dissensions, et la montée des nationalismes que dénonce François. A ce titre, il note qu’il est dangereux pour le progrès social de se reposer sur ses acquis : "Il n’est pas possible de se contenter de ce qui a été réalisé dans le passé et de s’installer pour en jouir". Cette histoire commune doit continuer à s’écrire.
Trop de laxisme pourrait donc être à la source selon lui de bien des vices qui entravent aujourd’hui la fraternité humaine : les nationalismes, le système néo-libéral, l’économie numérique et les contradictions de celle-ci : "Elle nous rapproche mais ne nous rend pas frères", argumente-t-il. "Elle ne laisse subsister que la nécessité de consommer sans limites et l’exacerbation de nombreuses formes d’individualismes dénuées de contenu". François rappelle aussi combien il est important de retenir les leçons de l’histoire et de ne pas avancer aveuglément dans le progrès. Il souligne "l’importance des traditions, de la culture et de l’histoire, qui, lorsqu’elles sont ignorées, font le lit des idéologies dangereuses. (…) Pour cela, elles ont besoin de jeunes qui méprisent l’histoire, qui rejettent la richesse spirituelle et humaine qui a été transmise au cours des générations, qui ignorent tout ce qui les a précédés"
“Nous nous sommes gavés de connexions et nous avons perdu le goût de la fraternité”
D’après lui, l’évolution effrénée du modernisme s’est faite au détriment de l’humanisme et a accru les inégalités. "Il existe des règles économiques qui se sont révélées efficaces pour la croissance, mais pas pour le développement humain intégral". L’idéal de nos sociétés contemporaines édicté par la Déclaration universelle des droits de l’homme 70 ans auparavant semble loin d’être atteint : "Alors qu’une partie de l’humanité vit dans l’opulence, une autre partie voit sa dignité méconnue, piétinée et ses droits fondamentaux ignorés ou volés". Critiqué pour son manque de considération envers les femmes dans la formulation "Tous Frères", François n’a pas manqué de faire référence à la question de l’égalité hommes-femmes : "doublement pauvres sont les femmes qui souffrent des situations d’exclusion, de maltraitance, et de violence, parce que souvent, elles se trouvent avec de plus faibles possibilités de défendre leurs droits"
Si le Saint-Père semble déclarer la guerre à l’individualisme, il semble aussi brandir le drapeau blanc et offre un ton pacifiste à son texte. Il rappelle l’intérêt de se tourner vers les autres : "Protéger le monde qui nous entoure et nous contient, c’est prendre soin de nous-mêmes". Pour cela, les crises apparaissent comme un puissant révélateur de la vulnérabilité du monde : "A la faveur de la tempête est tombé le maquillage des stéréotypes avec lequel nous cachions nos ego toujours préoccupés de leur image". Lucide sur l’origine de la pandémie de la Covid-19, il déclare : "Je ne veux pas dire qu’il s’agit d’une sorte de punition divine. Il ne suffirait pas non plus d’affirmer que les dommages causés à la nature finissent par se venger de nos abus. C’est la réalité même qui gémit et se rebelle"
Il invite la société à tirer les leçons de cet épisode tragique, et pointe notamment du doigt la responsabilité politique : "Plaise au ciel que nous n’oubliions pas les personnes âgées décédées par manque de respirateurs en partie comme conséquence du démantèlement, année après année des systèmes de santé". L’autre crise abordée par François, et ce, depuis le début de son Pontificat, c’est la question migratoire, une opportunité selon lui, pour les pays hôtes : "Les migrants, si on les aide à s’intégrer, sont une bénédiction, une richesse et un don qui invitent une société à grandir". Attention toutefois à ne pas être conditionné par sa peur qui "nous prive du désir et de la capacité de rencontrer l’autre"
Renouer avec autrui ne signifie pas en revanche de tout miser sur les réseaux sociaux et le digital : "Nous nous sommes gavés de connexions et nous avons perdu le goût de la fraternité". L’illusion du contact numérique peut conduire, d’après le pape François, "à un foisonnement de formes étrangers d’agressivité, d’insultes, de mauvais traitements, de disqualifications, de violences verbales…" Nous avons progressé sur bien des plans technologiques, mais "nous sommes analphabètes" en ce qui concerne l’amour d’autrui. De fait, "parfois la rapidité du monde nous empêche de bien écouter ce que dit l’autre", explique le Saint-Père, qui plaide pour des discussions passionnées plus que des "discussions instantanées" via nos messageries numériques.
Face aux difficultés des politiciens à se mettre d’accord pour apporter un cadre solide et inclusif, le Pape invite chacun d’entre nous à devenir de "bons Samaritains", à ne pas attendre de l’institution qu’elle soit porteuse de solidarité mais à être par nous-mêmes fraternels et charitables. Pour ce faire, nul besoin de multiplier les exercices de piété. Agir en chrétien peut revêtir de multiples formes et ne signifie pas forcément respecter à la lettre le dogme : "Le paradoxe, c’est que parfois ceux qui affirment ne pas croire peuvent accomplir la volonté de Dieu mieux que les croyants". La famille reste, selon François, le premier lieu d’éducation à la fraternité et à la générosité. Mais pas que : "Les agents culturels et des moyens de communication sociale ont aussi une responsabilité dans le domaine de l’éducation et de la formation"
Les gouvernements ont eux aussi leur part de responsabilité notamment dans l’inclusion d’individus encore trop facilement mis au ban de la société. En ce qui concerne la gestion de la crise migratoire, François invite par exemple les Etats à prendre des mesures concrètes comme « augmenter et simplifier l’octroi des visas, adopter des programmes de parrainage privé et communautaire, ouvrir des couloirs humanitaires pour les réfugiés les plus vulnérables, offrir un logement approprié et décent, leur donner la possibilité de travailler, favoriser le regroupement familial… ».
L’accueil de l’autre implique aussi l’accueil de sa culture et de ses racines : "un pacte social réaliste et inclusif doit être un pacte culturel qui respecte et prenne en compte les diverses visions de l’univers, les diverses cultures et les divers modes de vie coexistant dans la société". Faire coexister tous les particularismes culturels régionaux ensemble pourrait être la clé pour créer les bases d’une société plurielle solide.
Accepter la différence, c’est l’une des composantes de la bienveillance, une vertu dont François se fait le porte-étendard : "La bienveillance est une libération de la cruauté qui caractérise parfois les relations humaines, de l’anxiété qui nous empêche de penser aux autres, de l’empressement distrait qui ignore que les autres aussi ont le droit d’être heureux". Le pape invite ainsi à soigner les quelques marques de politesse qui ponctuent notre quotidien et auxquelles on ne porte pas forcément d’importance : "s’il te plaît", "merci", "pardon". Ce "pardon", notion partagée par bien des religions, est d’ailleurs à la source même de la fraternité humaine et mondiale : "Aucune famille, aucun groupe de voisins ni aucune ethnie encore moins aucun pays n’a d’avenir si le moteur qui unit, agrège et couvre les différences, est la vengeance et la haine". Et de conclure : "L’individualisme ne nous rend pas plus libres, plus égaux, plus frères"
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